Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de  Dieu (1631).

Par Marie de Beauvilliers[1].

 

 [Epître] A nos très chères Filles les religieuses de l’Abbaye de Montmartre, Prieuré de Notre Dame de Grace, de la Ville l’Evêque, et des saints martyrs.

 Mes très chères et bien aimées Filles en N. Seigneur.   

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue (4) de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent personnage, qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes[2] : j’ai eu encore plus d’assurance et d’affection de rédiger le tout (5) en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux, et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart (6) des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pouvoir venir au port assuré.

Je (10) dirai davantage que quiconque par la voie de cette sainte pratique [acte de volonté] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes (11) sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]   

Chapitre I. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu. […] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à Lui, comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchassée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]

Ch. II. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu. […] l’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance (24) qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assurant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait[3] […] le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre (26) il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence […]

Ch. III. Que Jésus-Christ a établi la perfection de l’âme en la vertu d’obéissance [par son exemple de vie et sa mort].

Ch. IV. Que S. Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance. […] (35) Car il faut poser cette maxime certaine, que d’autant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant (36) Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu ».

Ch. V. Des moyens que nous acquièrent l’obéissance. […] (43) la personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particulière grâce et état qu’il faut suivre.

Et  ce qui cause mille malheur et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se (44) porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation. 

Ch. VI. De la pratique de la présence de Dieu. L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs, (46) sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses actions depuis le matin jusque au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté. 

Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine, par l’exercice de divers actes de (47) ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle. Quelquefois, elle fera des actes d’humilité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration, (48) voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres. En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant. Parfois aussi par une douceur de cœur aimant son époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence. En outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un (49) total abandonnement de soi entre les mains de son Epoux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expérience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se maintiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de (50) soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais.

Ch. VII. De l’excellence de cet exercice.

Ch. VIII. Des fruits qui se recueillent en cet exercice. L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu (55) est Lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles. […] (56) Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa volonté, elle le connaît et se voit soi-même en Lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne (58) peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c'est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien (59) faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu'elle n'en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sensiblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible : au contraire, la volonté de Dieu est paisible, (60) tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.

Ch. IX. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice

La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa (61) divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que Lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec Lui, parce (62) qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec Lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.

Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transformation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté remplit tellement (63) son cœur qu’elle pénètre jusqu’aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre[4].

Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il (64) contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se rencontrent en la voie du salut.

Ch. X. De la connaissance des secrets de Dieu.

Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, (65) combien désirable doit être la connaissance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ?  Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme (66) Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant [avant] qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après (67) l’union, avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine. Et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu ». […]

Ch. XI. Des règles qui nous font connaître la volonté de Dieu.

Ch. XII. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu.

…que tout cela soit fait avec ce seul motif, pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particuliers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice (80), d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouve en cette pratique fera puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin […]

Ch. XIII. Que la pratique de cette intention perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête.

Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou (82) autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme fera le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. …

Ch. XIV. Que cette intention se doit retrouver ès œuvres naturelles.

Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accomplir la volonté de Dieu, lui (87) sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant les dites actions naturelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et faisait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […] 

Ch. XV. Que cette intention rend agréable à Dieu les choses indifférentes.

Ch. XVI. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure

[…] Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et (98) non pas l’impossible […]

Ch. XVII. Du temps auquel on doit dresser son intention.

Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises, pour être dite parfaite, sans (101) que l’esprit s’arrête ni distraye à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée dans [posée sur] l’intention que l’âme a dressée devant [avant] que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer (102) qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager […]

Les sécheresses et aridités ne doivent point (104) empêcher l’exercice de ses œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même […]

Ch. XVIII. De la mortification des passions qui provient de cet exercice

[…] la grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement (111) à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue […]

Ch. XIX. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier.  

Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les mettons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent (112) le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.

On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beaucoup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la (113) vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à (114) chasser et bannir les passions et imperfections de l’âme.

Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire…

Ch. XX. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice.

…  Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Seigneur fort (122) considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père […] cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]

Ch. XXI. Du soin que l’on doit avoir de pratiquer souvent ce saint exercice, parce qu’il est très haut et très profitable.

Ch. XXII. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu.

Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la personne qui aime, se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans (130) difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui, tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.

Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et passionnément son Père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce Père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son Père, et sur celle que son Père a pour lui. […]

   Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la (133) fin de cet exercice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquillité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces anxieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle a la pensée de faire la volonté de Dieu : car, par l’intention qu’elle aura dressée, (134) par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement, qui la détruise ou la désavoue.

Ch. XXIII. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice.

Parce qu’en cette vie il ne se trouve (135) rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en examiner deux en ce chapitre.

La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui auront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir (136), et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.

La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement (137) la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.

Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection, (138) et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.

Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions…

Ch. XXIV. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.

C'est ici la pierre d'achoppement de  plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l'âme et sans l'avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s'exerçant aux hautes considérations et souvent fois curieuses recherches des grandeurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l'exercice continuel de la connaissance d'elles-mêmes, et n'ayant point acquis l'humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l'âme, ni de leurs sentiments, désirs et passions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu'elles [142] croient vraies visions, [...] elles viennent à s’élever en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]

Ch. XXV. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.

Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] religieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.

Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’entendement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à (149) Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’entendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours fait que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté (150) nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le discours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s'appliquer à la considération et aux discours comme à la fervente affection de coeur. [...]

Ch. XXVI. De l’oraison et des différentes manières de la faire.

Il y a trois façons de faire l'oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de chacun, et du trait de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. (153)

La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.

Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d'accomplir la volonté de Dieu. (154)

L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d'oraisons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu'elle ne permette à sa volonté d'avoir aucun désir d'être consolée, mais seulement qu'elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.

Que si l'âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu'elle (155) désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d'être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tranquille en son unique bien.

Ch. XXVII. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu.

Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.

Le premier est l'actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification (157) d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l'oubliance d’elle-même.

Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uniquement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et intentions bonnes ou mauvaises.

Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d'assurance et de foi vive, croyant (158) qu'après avoir dressé ainsi son intention qu'on fait la volonté de Dieu, et que l'oeuvre faite est l'oeuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chasse toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordinairement empêchent de cueillir les fruits de nos oeuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière, (159) présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.

L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l'ignorance, ne sachant pas que nos oeuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’intention (160) avec laquelle elles sont faites.

Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l'intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d'accomplir sa sainte volonté, les élève à un degré très haut et les rend (161) agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu  et qu'il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les actions à sa gloire, pour si petites et basses qu'elle soient, il ne peut, tant il est bon, qu'il ne les agrée et les adouée[5].

Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes (162) et sensibles : elles estiment qu'on ne peut pas les faire avec cette rectification d'attention, et pensent que ce soit moquerie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L'apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.

Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention (163) de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s'oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d'autres affections, qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.

Ch. XXVIII. Comment on se doit examiner pour bien pratiquer cet exercice.

Ch. XXIX. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu.

Au matin, la première chose que doit faire une âme chrétienne et religieuse est d'élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d'accidents en (179) quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son coeur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèlement Sa Majesté.

Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à (180) celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnaissant et proposant qu'elle croit tout ce que la sainte Eglise croit et tient, et qu'elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l'Eglise catholique, apostolique et romaine croit et tient.

Secondement, elle fera un acte d'espérance, protestant qu'elle ne veut espérer ni se confier qu'en Dieu seul, et croire et tenir (180) de Dieu tout ce qu'elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d'amour, protestant qu'elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu'extérieures, et (182) proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu'en Dieu et pour l’amour de Dieu.

Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d'employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu'elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint (183) exercice, auquel elle profitera selon la fidélité qu'elle aura en la pratique d'iceluy.

Et d'autant qu'il importe du tout à l'âme qui tend à la perfection de s'appliquer aux saintes lectures des livres qui peuvent le plus instruire l'âme, nous mettrons une table de ceux qui ont été reconnus les plus propres et solides pour servir à cette fin : car comme la lecture des saints livres (184) sert beaucoup à l'âme, la lecture de ceux qui sont curieux y apporte beaucoup de préjudice, l'esprit pouvant se distraire en toutes les choses qui sont au monde par lesdites lectures, qui ôtent le retirement et solitude de l'esprit, ni plus ni moins que si la personne allait par tout le monde voir ce qui y est. C'est un point remarquable qu’une âme religieuse qui a promis la clôture, doit retenir (185) l'esprit dans la limite de sa retraite, comme elle y est de corps, et qu’elle ne doit lire que ce qui la porte au profit spirituel de son âme.

Ch. XXX. Distribution des exercices pour tous les jours de la semaine.

Enseignements ou préceptes de S. Denys appliqués aux Filles des Saints Martyrs.

[20 paragraphes numérotés].

1/ Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.

2/ Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.

3/ Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ…

4/ Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité […]

5/ Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours […]

6/ Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé.

[…]

16/  Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait […]

17/ Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes […]

18/ La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu […]

19/ Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand […]

20/ [Eloge du grand martyr Denis, protecteur de Paris, ville fortunée…]



[1] L’Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. A Paris, chez Fiacre Dehors, 1631. [Archives Saint-sulpice, 29 H 137 : reproduction de l’exemplaire unique conservé à l’abbaye de Maredsous]. Chaque page comporte 16 lignes de 24 caractères de grand corps. -- Nous en donnons ici des extraits. -- Il existe d’autres textes intéressants de la même bénédictine : Les Conférences spirituelles d’une supérieure à ses religieuses,  par Mme de Beauvilliers, abbesse et réformatrice du monastère de Montmartre, d’après un manuscrit revu et mis en ordre par L. G[audreau], curé de V. avec approbation de Monseigneur l’Archevêque de Paris, Paris, Toulouse libraire, 1838 (texte intéressant mais dont le style est malheureusement revu ; l’original est-il perdu ?).

[2] Le père Benoît de Canfield.

[3] Gn 2, 17 : Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal… (Sacy).

[4] Gal. 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi… (Amelote)

[5] Se dit en Saintonge d’un homme et d’une femme qui vivent maritalement sans être mariés : ils ne sont qu’adoués. (Littré)